Rosalia
BIVONA
Palerme
Nina
Bouraoui a connu un notoire succès avec son premier roman La voyeuse interdite [1] qui a été suivi d’un
deuxième : Poing mort [2]. Or,
à notre avis, cet auteur est l'une des possibles manifestations d'une nouvelle
sensibilité littéraire à la recherche de son espace.
C’est
ce que nous essaierons de montrer en trois étapes :
la difficile localisation de
Nina Bouraoui à l'intérieur d'un courant littéraire défini et nommé.
le passage du premier au
deuxième roman.
les traits distinctifs de Poing mort.
Nina
Bouraoui, née en France de père algérien et de mère française, a vécu en
Algérie jusqu'à l'âge de quatorze ans et a fait en 1991 une entrée en
littérature qui nous oblige à nous interroger sur sa place et sur son écriture.
A
notre avis, cet auteur –et comme elle tous ceux qui connaissent la même
situation – fait partie d'une "littérature migrante" parce qu'elle
cherche un espace à l'intérieur d'une littérature ouverte sur de nouveaux
horizons, pas encore identifiables, et qui est interactive avec tous les codes
culturels des deux rives de la Méditerranée.
Amplifié par son couronnement en tête du Livre Inter – le prix des
auditeurs de France – Inter – le succès de La voyeuse interdite de Nina Bouraoui (paru dans
la célèbre collection blanche chez Gallimard), se confirme. Cet écrivain beur
de 24 ans s'est lancé dans la rédaction d'un autre roman. [3].
Voici
un concentré de tous les ingrédients qui ont fait la notoriété de cet auteur,
dont le prix et l'espace littéraire d'appartenance.
Mais,
Nina Bouraoui est-elle "beur" ? Sûrement pas. D'abord pour des
raisons socio-culturelles et ensuite pour des raisons purement biographiques.
Ses thématiques et son écriture n'ont rien de commun avec la littérature beur.
Pourtant notre auteur pourrait être considérée, malgré tout, comme un produit
de cette littérature, car son univers de création prend racine dans un
phénomène de mixité, d'entre-deux, considéré comme la caractéristique commune
de toute expression migrante, frontalière.
A
la base de cette difficulté de localisation il y a d'abord le délicat problème
de l'imaginaire : l'imaginaire des écrivains beurs vis-à-vis de l'Algérie
est-il semblable à celui d'"écrivains migrants" ? Nous pensons
que non, car ces derniers ont commencé à écrire en France à partir d'un nouvel
imaginaire des espaces, des paysages, de l'histoire immédiate –parce que connue
directement – de l'Algérie. Alors, où les situer ? Dans un entre-deux
multiple : entre une littérature algérienne et une littérature qui n'est
ni française, ni exotique, ni beur.
Ensuite,
il ne faut pas oublier les conditions qui ont permis le développement de la
littérature beur d'un côté et de la "littérature migrante" de
l'autre. La différence fondamentale entre ces deux sensibilités (nous avons du mal à employer le mot courant) est que les écrivains beurs ont
décrit leur vie avec sa dimension problématique et on peut supposer que
l'intégration totale mettra un terme à cette veine littéraire ; alors que,
les écrivains migrants, de frontière, comme Nina Bouraoui, n'ont pas de
problèmes d'intégration, car leur production, dont le lieu d'énonciation est la
France, interroge obligatoirement un autre lieu, et reste ainsi dans la
marginalité, qui est le seul, unique et véritable lieu pour toute possible
énonciation.
En
dernier lieu, la responsabilité de cette ambiguïté de localisation est
attribuable aussi à un autre facteur : la littérature beur porte un nom, et elle comprend des oeuvres très
différenciées ; par contre, les nombreux écrivains qui ont vécu leurs
années décisives en Algérie, dans l'Algérie de l'Indépendance, et qui ensuite
se sont installés en France, leur lieu d'énonciation, n'ont été assimilés à
aucun courant, ils n'ont jamais été nommés, et ne pas classer un écrivain ne
l'empêche pas d'exister.
Cette
non-identification que nous venons
ici de mettre en évidence, a souvent été source d'autres ambiguïtés, par
exemple, on a dit que ces écrivains développent une littérature occidentale
parce qu'ils ont été nourris d'une culture occidentale, mais puisque l'élément
arabo-islamique ne peut pas disparaître il doit être, d'une manière ou d'une
autre, intégré, en permettant ainsi aux clichés et aux stéréotypes de
proliférer.
Or,
dans La voyeuse interdite on assiste
à ce que l'on pourrait définir une projection malsaine et morbide de la femme
algérienne. On peut aussi parler d'un placage occidental en ce qui concerne
certains détails, et, au bout du compte, ce que l'on a reproché le plus souvent
à Nina Bouraoui a été son discours sur une femme cloîtrée,
"traditionnelle" dans le pire sens du terme, sans l'être. Une femme
moderne qui ne sait rien de la femme traditionnelle, que peut-elle en
dire ? Comment peut-elle la décrire ? Ces considérations sont peut-être
légitimes, mais nous ne voulons pas nous y arrêter, nous pensons qu'il faut
aller voir si ces clichés, si ces projections, sont porteurs de sens.
Nous
ne savons pas jusqu'à quel point Nina Bouraoui peut représenter un symptôme
d'une nouvelle sensibilité littéraire en gestation entre les deux rives de la
Méditerranée, nous ne faisons qu'une hypothèse, mais on voit bien chez elle
l'envie de faire partie d'un corpus
plus légitime et gratifiant. Elle fait partie de ces écrivains qui veulent
sortir du périmètre de la littérature algérienne ; tout en exploitant ce
dont elle a été nourrie, Nina Bouraoui veut accéder au statut plus légitime
d'écrivain sans aucune adjectivation.
En
réalité, Nina Bouraoui, comme les écrivains maghrébins, et comme, du reste,
tous les autres, n'est qu'une tératologiste qui, dans ses deux romans, met au
jour ses monstres intérieurs.
Le
désir de sortir de cette espèce de "ghetto" de la littérature du pays
d'origine, n'est pas une prérogative des écrivains maghrébins mais de tous ceux
qui opèrent dans leur production une différenciation et une distanciation aussi
bien par rapport à leur littérature nationale qu'à la littérature occidentale,
française en particulier, qui a créé leur public et leur notoriété.
Ces
deux romans, La voyeuse interdite et Poing mort, quoique de manière
différente, se situent dans un espace qui ne coïncide plus ni avec celui de la
"littérature algérienne d'expression française" – auquel
appartiennent des écrivains tels que Mohammed Dib, Nabile Farès ou Assia
Djebar, pour n'en citer que trois – ni avec celui de la littérature française.
Alors, comment faire pour établir des paramètres qui nous permettent une
approche de ce courant littéraire ne portant pas encore un nom, qui n'a pas
encore été défini dans le discours critique actuel, mais qui existe et qui se
situe dans un espace osmotique et symptômatique d'une nouvelle
sensibilité ?
Il
nous a semblé intéressant d’examiner de près le passage qui a permis
l'évolution de La voyeuse interdite à
Poing mort et nous avons l'intention
d'articuler nos hypothèses en fonction de trois pôles.
Tout d'abord, il y a une base
scripturale commune qui entraîne des images et des situations : dans les
deux romans est à l'oeuvre un imaginaire en souffrance qui opère une recherche
sémantique au delà du sens des mots, c'est ce que Nina Bouraoui appelle les mots et les maux.
La deuxième constante des
deux romans est l'emploi du "je", pivot autour duquel tourne toute la
structure romanesque. Mais ce "je", apparemment si singulier, ne
cache-t-il pas une pluralité ?
En dernier lieu, les deux
romans sont sûrement liés par une "ligne mortifère" encore plus
marquée dans Poing mort et cet
élément, parmi d'autres, induit à croire que le deuxième roman n'est qu'une
suite, une prolongation et une reprise dans une certaine manière, de certains
thèmes du premier.
Le
fait d'établir une ligne de continuité entre La voyeuse interdite et Poing
mort nous amène à nous interroger sur certains points et même à remettre en
discussion certaines hypothèses que nous avons formulées précédemment [4].
Si La voyeuse interdite a été jugé comme un
roman cathartique, susceptible de stabiliser le rapport entre Nina Bouraoui et
sa partie algérienne, alors Poing mort,
puisqu'il nous offre une écriture tout aussi violente qui exhibe le corps
féminin sous une lumière encore plus crue, devrait être considéré comme un
moyen pour stabiliser le rapport avec sa partie féminine.
Or,
nous ne croyons pas que dans cette écriture il y ait l'exigence d'établir
quelque chose vis à vis de soi même ou de l'Algérie ou de quoi que ce soit,
nous pensons plutôt qu'il s'agit d'une nécessité de subvertir, de désarticuler,
de bouleverser l'écriture et avec elle le lecteur en exprimant une souffrance
inhérente au statut de femme [5] dans un pays musulman en ce
qui concerne le premier roman et, en ce qui concerne le deuxième, au statut de
femme tout court.
Chez
Nina Bouraoui il y a la tendance à fantasmer, jusqu'à l'exacerbation, sur la
sexualité et la mort. Son écriture tend vers un certain hermétisme, tendance
d'autant plus marquée dans Poing mort.
C'est un élément indicatif : dans le langage authentique, la parole a une
fonction non seulement représentative mais aussi destructive. Elle tend à
rendre l'objet absent et dans le passage du premier au deuxième roman on
assiste à cette forme d'anéantissement, car, comme le dit Blanchot,
La littérature apprend qu'elle ne peut pas se dépasser vers sa propre
fin : elle s'esquive, elle ne se trahit pas. Elle sait qu'elle est ce
mouvement par lequel sans cesse ce qui disparaît apparaît. Quand elle nomme, ce
qu'elle désigne est supprimé ; mais ce qui est supprimé est maintenu, et
la chose a trouvé (dans l'être qu'est le mot) plutôt un refuge qu'une menace. [6].
Poing mort, tout comme La voyeuse interdite peut être défini
comme une sorte de journal intime où, dans l'impossibilité de raconter sa
propre mort, Nina Bouraoui décrit l'oeuvre de la mort sur un corps qui n'est
pas forcément fictif. Pendant toute la narration nous assistons à une
intarissable représentation de ce qu'est – en termes freudiens – l'inquiétante étrangeté d'un corps qui passe
de la vie à la mort à travers la décomposition.
Pourquoi
avancer l'hypothèse d'une écriture qui s'insère dans la typologie du journal
intime ? D'abord parce que selon Béatrice Didier :
Écrire son journal, c'est faire l'expérience du néant. Et comme on s'en
doute, il ne peut s'agir que d'une expérience limite : la prise de
conscience de la mort, non seulement de sa propre mort physique (mais comme
elle est au futur, cela n'empêcherait pas d'écrire dans le présent, au
contraire), mais davantage de sa mort psychique, risque, en effet, d'entraîner
la mort du journal et donc l'impossibilité désormais pour ce cahier d'être
archives de la mort. (...) Avec la mort, qu'elle soit physique ou psychique, et
quels que soient l'obstination et le courage des diaristes, on arrive toujours
à un non-dit, à un silence qui risque d'être définitif. La mort dans le journal
entraînerait finalement la mort du journal. [7].
Deuxièmement,
comme le journal intime est une des expressions les plus typiques de
l'adolescence, nous avançons l'hypothèse que Nina Bouraoui cherche encore sa
maturité aussi bien à l'intérieur de sa propre écriture en particulier que
d'une sensibilité littéraire plus vaste en général qui n'est qu'à ses débuts.
Dans
La voyeuse interdite nous avons un
"je" et son nom : Fikria, donc la narration est aussi bien à la
première qu'à la troisième personne. Dans Poing
mort nous n'avons qu'un "je" qui concentre en lui non seulement
le "je" et Fikria du premier roman, mais aussi d'autres
entités : Zohr, Leyla, le "nous" et le "vous" des
Mauresques qui correspond aussi bien à un "moi + vous" que à un
"moi + eux/elles" en cas d'exclusion ou d'inclusion.
Nous
allons résumer ce processus dans le schéma suivant :
La voyeuse
interdite |
|
Poing mort |
Je/Fikria |
|
|
mère |
à |
mère |
père |
|
|
mort |
à |
mort |
jeune
fille tuée par le tram |
|
Ada
(meurtre ou accident ?) |
.
Nous
nous interrogeons maintenant sur l'ordre esthétique de cette évolution. Est-ce
que cette multiplication d'identités se traduit aussi dans une multiplication
des plans narratifs ? Nous sommes amenés à le croire, puisque, comme
l’affirme Pierre van den Heuvel,
l'analyse discursive et pragmatique montre, en outre, que l'effacement
de l'identité du locuteur, de l'unicité énonciatrice et du discours univoque,
tend non seulement à déconstruire et à disséminer le sens, mais encore et
surtout à rapprocher la parole romanesque de la voix... [8].
Le
"je" de Poing mort est une
entité ex-centrique qui reçoit l'écho
d'elle-même et de ses composantes qui existaient déjà dans la Voyeuse. Il s'agit d'un "je"
fragmenté, errant, qui se recompose dans le discours narratif : seul lieu
pour une possible reconstruction cohérente et légitime.
Finalement
il ne s'agit pas d'une simple prolongation du premier au deuxième roman, mais
aussi d'une condensation sémantique mise en évidence d'un côté par ce pluri-je et de l'autre par des
récurrences qui pourraient faire penser à des formes d'auto-citation ou
d'auto-génération qui mériteraient une étude à part en fonction d'une approche
transtextuelle.
Voici
deux exemples :
La voyeuse interdite |
Poing mort |
"J'ai
envie de m'enfuir, Leyla est clouée au sol à jamais, ma mère voulait coudre
mon sexe, les cendres d'un cadavre bouchent les veines de Zohr, la derbouka
gronde..." [9] |
"Le coeur file, la raison déraisonne,
la tristesse se mue en désespoir. Je retombe sur la pierre, incapable de
lutter. Tapie dans l'ombre de mon ombre, je reste clouée au sol, le front
bas, les genoux couverts de bosses, la gorge serrée par les premières convulsions
de la honte, ne pouvant me recroqueviller que dans l'antre de ma propre
solitude. Sous mes paumes, le rien s'est arrêté de battre." [10] |
"Tous
les soirs, elle resserre un savant corset de bandelettes qui masque deux
seins dont les pointes sans support suffoquent derrière la bande de tissu
close par une épingle à nourrice, elle-même logée dans la ridicule rigole
séparant les deux pousses qui n'arriveront jamais à terme." [11] |
"Mon
torse avait l'allure d'une planche à battre la pâte et je faisais rouler mes
paumes pour aplatir deux cônes qui hurlaient sous la peau" [12]. |
Les
personnages de Zohr et de Leyla ont été absorbés par le "je" de Poing mort et la mort est devenue un
personnage à part entière alors que dans la Voyeuse
son rôle restait limité à l'activité fantasmatique de Fikria.
Le
"je" de Poing mort n'est
pas une victime comme l'était Fikria, au contraire, il est le bourreau de ses
victimes : il torture une poupée, tue un petit oiseau, torture les chattes
enceintes, plante un compas dans la main de la maîtresse, laisse Ada se noyer.
L'exotopie
du "je" oblige à un changement des rapports de force entre les
personnages : la figure du père a disparu et avec elle la pyramide
oppressive dictée par le contexte socio-culturel algérien. Par conséquent, le
"je" n'est plus soumis aux règles du père et le rôle de la mère est
beaucoup moins fort et négatif par rapport à celui dépeint dans la Voyeuse.
Dans
Poing mort il y a un seul passage où
le père est nommé, il ne fouette pas, il offre des roses, mais nous sommes au
Paradis, où tout est renversé :
La panoplie de l'espèce humaine est au complet. Le voleur vide ses
poches, la femme adultère presse le bras de son mari, le dictateur pleure,
l'assassin se lave les mains, le philosophe se tait, l'opprimé dissimule sa
trop grande douleur, la mauvaise mère chante une berceuse ; le plaisant
solitaire lance des oeillades, le père fouettard offre des roses, les fillettes
jouent au jeu de l'Oie et le menteur dit qu'il ne ment plus. Les haleines sont
fortes, ça pue la mauvaise conscience et le repentir. [13].
Pourquoi
ces deux romans sont liés par une ligne mortifère qui se fait de plus en plus
forte ? Peut-être parce que, en faisant nôtre une belle phrase de Gilles
Charpentier,
l'espace romanesque a rejoint l'espace de l'écriture ; ce qui
s'ensuit est une sorte de suicide : l'écriture n'étant plus possible,
l'écriture cessant, c'est la vie elle-même qui, d'une façon symbolique se
termine [14].
Nous
sommes convaincus que la mort ne représente pas seulement un des thèmes de la
production de Nina Bouraoui, mais que toute son oeuvre s'y réfère. La mort est
évoquée et invoquée partout, même là où elle n'est pas nommée. Il ne s'agit pas
d'un évenement mais de l'écho du néant qui résonne dans chaque mot :
un lieu d'arrêt entre le rien et le rien, une
passerelle jetée dans le vide dont personne ne connaît le bout [15].
Dans
Poing mort tout corps annonce son
propre cadavre, et sur cet horizon de mort il n'y a pas de paysage qui ne se
superpose à celui du cimetière qui est l'espace romanesque. Le cimetière existe
avec tous ses tenants et aboutissants, toutes ses activités internes et
externes :
Elles parlent de messes noires, de funérailles
joyeuses, de sacrifices de nuit, de sorts et de danses sataniques ; avec
mes faux airs de fille de la campagne, elles disent que j'égorge brebis et
moutons, renards et mulots et que je garde plus d'un sabot malade au fond de
mon lit ; elles disent que je parle avec les morts sur une couche pleine
de sang. Les défunts m'offrent un repos à demi éveillé dans le lit sacré des
dormeurs éternels. Je traverse la pierre, creuse la terre, j'arrache les
gravats séparateurs et j'empoigne des corps abîmés par l'inertie. Quelques os,
un reste de chair tatouent mon esprit, et, guidées par l'imagination, mes mains
caressent les anciens hommes aux rires enfermés dans un coffret de sapin aux
poignées d'or, voilà tout ! [16].
Le
statut cadavérique du corps, la "décomposition de sa composition" qui
lui est propre a été mis en évidence par bien d'autres écrivains, mais ce qui
nous intéresse chez Nina Bouraoui ce n'est pas l'analyse du cadavre mais
l’écart énigmatique qui se traduit avec une forte distanciation :
Et les trous communiquent en fosses. Les cadavres se
chevauchent, pompent la chair, se piquent aux os puis s'effilent à l'infini.
Une grande famille jumelle se reconnaît dans la terre seule la taille les fait
se distinguer les uns des autres jusqu'à ce que le cartilage se détache. Une
pelote de laine et ses aiguilles tissent dans la nuit, le bois est troué, les
mains se serrent, les côtes embrassent le bassin, une vertèbre danse la gigue
en haut d'un crâne, les orbites ont perdu leur matière à voir, la tête roule
puis s'arrête. En surface, il reste un nom pour la mémoire de ceux qui se
recueillent. Un éclat de rire qui hésite encore entre l'oubli et l'éternité. [17].
Ce
court passage montre une image funèbre chargée des tons lugubres qui
caractérisent les "triomphes de la mort" baroques ; son attrait
est inhérent au lien entre désir et mort et dans l'ambiguïté générée par la
violence orgiastique du sexuel et du mortifère qui ici se joignent.
La
mort, comme le sexe, est un tabou, mais d'autant plus marqué qu’elle implique
le silence et la cessation de toute activité de communication. Or, dans Poing Mort toute la question ne réside
pas dans le dire, mais dans le taire. Il s'agit d'un roman fait de
silences et sur ces silences narratifs le thème de la mort se construit au fur
et à mesure.
Nous
nous appuyons sur quelques exemples :
Je meuble le plan de solitude, égaye le silence. [18].
Le silence est encore plus menaçant lorsqu'il est
entrecoupé par les râles d'un vieux chat qui n'arrive plus à copuler. [19].
Le sac de viande gigota, quelques râles claquèrent
contre le bec fermé puis moururent dans un autre silence : le sommeil en
plein jour. [20].
Nous étions deux conquérantes silencieuses,
tranchant l'air et les herbes avec le courage des orgueilleux. Les animaux
s'étaient tus. [21].
Elle est dans le faux silence du cimetière, dans le
dialogue étranger des morts qui accueillent l'autre mort, celui à la voix
hautaine.[22].
Il
ne s'agit pas de silences muets, mais
de silences dits, c'est-à-dire, ce ne
sont pas des silences typographiques narrativisés à l'intérieur du récit, mais
des silences décrits. "ces silences – dit Pierre Van Den Heuvel –
appartiennent à la surface narrative, au showing,
et peuvent être étudiés comme des absences dans le cadre de la mimesis, en rapport avec le mode, la focalisation et le temps" [23].
Les
phrases que nous avons citées plus haut montrent bien non seulement la
correspondance textuelle et narrative entre mort et silence, mais aussi la
polyphonie des voix narratives : je,
il, elles, nous, elles sont prêtes à consolider une intériorité narrative
et à fixer la mort dans toutes ses variantes, comme le ferait un collectionneur
de papillons en fixant avec une épingle ses victimes, pour les exposer.
Si
nous avons traité ici Nina Bouraoui en tant qu'exemple symptômatique d'une
nouvelle sensibilité littéraire, nous sommes loin d'aboutir à un résultat final
et définitif. Le rattachement à un corps unique, comme à une écriture unique
est impossible. Il y a là comme un vide, qu'il faut remplir, de nouveaux
systèmes demandent à être élaborés.
En
conclusion de cette brève analyse nous voulons résumer certains points qui nous
tiennent à coeur :
a) Aussi bien La Voyeuse
interdite que Poing mort ont un
espace à eux qui ne coïncide plus avec celui de la littérature algérienne
d'expression française "traditionnelle".
b) Aussi bien La Voyeuse
interdite que Poing mort tendent,
dans une mesure différente, vers une littérarité qui n'est codifiée ni par la
littérature française ni par la littérature algérienne.
c) Poing mort, quoiqu’en
dehors du contexte algérien, est une prolongation et un approfondissement de La Voyeuse interdite, donc il ne
sanctionne pas le passage d'un espace à un autre.
d) Nina Bouraoui a un espace à elle, un espace migrant, qui n'a
pas été nommé, mais qui nous interroge.
Ainsi,
le champ littéraire qui est propre à Nina Bouraoui, n'entraîne-t-il pas
forcément une atopie, mais une
négociation entre lieu et non lieu, et cette difficulté constante à trouver un
emplacement nous amène à employer le terme de paratopie [24]. Cette condition paratopique ne peut donner accès à des
espaces qui ne soient ceux de frontière, marginaux, amorçant ainsi un processus
de distorsion et d'écartement qui, paradoxalement, mène vers une inévitable et
intarissable recherche d'un espace propre dont la fonction est celle de réunir
les bords instables d'une écriture migrante.
C'est
une écriture d'initiation qui invite le lecteur à se débarrasser de ses
habitudes et de ses clichés.
Dans
ces pages notre souci a été d'analyser, sur la base d'une série de
transformations structurales, les changements et les évolutions survenues au
sein de cette littérature récente, immédiate. Tout ceci nous a amenés sur des
sentiers qui se croisent ou qui bifurquent à la recherche des symptômes d'une
moderne littérarité.
[1] Paris, Gallimard, 1991.
[2] Paris, Gallimard, 1992.
[3] Le Point, 20.07.1991.
[4] "La voyeuse interdite de Nina Bouraoui : un roman symptômatique
de la littérature algérienne d'expression française", communication
présentée au Colloque international "Point de rencontre : le
roman", Université d’Oslo, 7 - 10 septembre 1994 et "Nina Bouraoui,
une écriture de l'entre-deux", communication presentée au Colloque
international "Entre-deux", Centre Culturel Français de Rabat - Salé,
11 - 13 novembre 1994, ainsi que notre thèse de doctorat Nina Bouraoui : un sintomo di letteratura migrante, Université
de Palerme, qui sera soutenue prochainement.
[5] Nous citons ici, à titre
d'exemple, ces trois passages tirées de
La voyeuse interdite : "On arrange son passé comme on peut,
surtout quand on est une femme dans un pays musulman." (p. 83)
"elle allait devenir une femme. Une femme sous le corps d'un homme."
(p. 104) "Une femme musulmane quitte sa maison deux fois : pour
son mariage et pour son enterrement." (p. 124)
[6] M. Blanchot, La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 318.
[7] B. Didier, "Le journal
intime : écriture de la mort ou vie de l'écriture", in AA. VV. La mort dans le texte, sous la direction
de Gilles Ernst, Colloque de Cérisy, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,
1988, p. 140.
[8] P. Van Den Heuvel, Parole, mot, silence, Paris, José Corti,
1985, pp. 266-267.
[9] La voyeuse interdite, p. 133.
[10] Poing mort, p. 13.
[11] La voyeuse interdite, p. 27.
[12] Poing mort, pp. 42-43.
[13] Ibidem, p. 95.
[14] G. Charpentier, Evolution et structures du roman maghrébin
de langue française, thèse de Doctorat, Sherbrooke, 1977, p. 42.
[15] Poing mort, p. 9.
[16] Ibidem, pp. 69 - 70.
[17] Ibidem, pp. 17 - 18.
[18] Ibidem, p. 39.
[19] Ibidem, p. 40.
[20] Ibidem, p. 58.
[21] Ibidem, p. 83.
[22] Ibidem, p. 91.
[23] P. Van Den Heuvel, op. ,
cit., p. 75.
[24] Cf. D. Mainguenau, "La
paratopie de l'écrivain" in Le
contexte de l'oeuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993.