Rosalia BIVONA
Palerme

Nina Bouraoui :
une écriture migrante en quête de lieu

Nina Bouraoui a connu un notoire succès avec son premier roman La voyeuse interdite [1] qui a été suivi d’un deuxième : Poing mort [2]. Or, à notre avis, cet auteur est l'une des possibles manifestations d'une nouvelle sensibilité littéraire à la recherche de son espace.

C’est ce que nous essaierons de montrer en trois étapes :

     la difficile localisation de Nina Bouraoui à l'intérieur d'un courant littéraire défini et nommé.

     le passage du premier au deuxième roman.

     les traits distinctifs de Poing mort.

Une localisation difficile

Nina Bouraoui, née en France de père algérien et de mère française, a vécu en Algérie jusqu'à l'âge de quatorze ans et a fait en 1991 une entrée en littérature qui nous oblige à nous interroger sur sa place et sur son écriture.

A notre avis, cet auteur –et comme elle tous ceux qui connaissent la même situation – fait partie d'une "littérature migrante" parce qu'elle cherche un espace à l'intérieur d'une littérature ouverte sur de nouveaux horizons, pas encore identifiables, et qui est interactive avec tous les codes culturels des deux rives de la Méditerranée.

Amplifié par son couronnement en tête du Livre Inter – le prix des auditeurs de France – Inter – le succès de La voyeuse interdite de Nina Bouraoui (paru dans la célèbre collection blanche chez Gallimard), se confirme. Cet écrivain beur de 24 ans s'est lancé dans la rédaction d'un autre roman. [3].

Voici un concentré de tous les ingrédients qui ont fait la notoriété de cet auteur, dont le prix et l'espace littéraire d'appartenance.

Mais, Nina Bouraoui est-elle "beur" ? Sûrement pas. D'abord pour des raisons socio-culturelles et ensuite pour des raisons purement biographiques. Ses thématiques et son écriture n'ont rien de commun avec la littérature beur. Pourtant notre auteur pourrait être considérée, malgré tout, comme un produit de cette littérature, car son univers de création prend racine dans un phénomène de mixité, d'entre-deux, considéré comme la caractéristique commune de toute expression migrante, frontalière.

A la base de cette difficulté de localisation il y a d'abord le délicat problème de l'imaginaire : l'imaginaire des écrivains beurs vis-à-vis de l'Algérie est-il semblable à celui d'"écrivains migrants" ? Nous pensons que non, car ces derniers ont commencé à écrire en France à partir d'un nouvel imaginaire des espaces, des paysages, de l'histoire immédiate –parce que connue directement – de l'Algérie. Alors, où les situer ? Dans un entre-deux multiple : entre une littérature algérienne et une littérature qui n'est ni française, ni exotique, ni beur.

Ensuite, il ne faut pas oublier les conditions qui ont permis le développement de la littérature beur d'un côté et de la "littérature migrante" de l'autre. La différence fondamentale entre ces deux sensibilités (nous avons du mal à employer le mot courant) est que les écrivains beurs ont décrit leur vie avec sa dimension problématique et on peut supposer que l'intégration totale mettra un terme à cette veine littéraire ; alors que, les écrivains migrants, de frontière, comme Nina Bouraoui, n'ont pas de problèmes d'intégration, car leur production, dont le lieu d'énonciation est la France, interroge obligatoirement un autre lieu, et reste ainsi dans la marginalité, qui est le seul, unique et véritable lieu pour toute possible énonciation.

En dernier lieu, la responsabilité de cette ambiguïté de localisation est attribuable aussi à un autre facteur : la littérature beur porte un nom, et elle comprend des oeuvres très différenciées ; par contre, les nombreux écrivains qui ont vécu leurs années décisives en Algérie, dans l'Algérie de l'Indépendance, et qui ensuite se sont installés en France, leur lieu d'énonciation, n'ont été assimilés à aucun courant, ils n'ont jamais été nommés, et ne pas classer un écrivain ne l'empêche pas d'exister.

 

Cette non-identification que nous venons ici de mettre en évidence, a souvent été source d'autres ambiguïtés, par exemple, on a dit que ces écrivains développent une littérature occidentale parce qu'ils ont été nourris d'une culture occidentale, mais puisque l'élément arabo-islamique ne peut pas disparaître il doit être, d'une manière ou d'une autre, intégré, en permettant ainsi aux clichés et aux stéréotypes de proliférer.

Or, dans La voyeuse interdite on assiste à ce que l'on pourrait définir une projection malsaine et morbide de la femme algérienne. On peut aussi parler d'un placage occidental en ce qui concerne certains détails, et, au bout du compte, ce que l'on a reproché le plus souvent à Nina Bouraoui a été son discours sur une femme cloîtrée, "traditionnelle" dans le pire sens du terme, sans l'être. Une femme moderne qui ne sait rien de la femme traditionnelle, que peut-elle en dire ? Comment peut-elle la décrire ? Ces considérations sont peut-être légitimes, mais nous ne voulons pas nous y arrêter, nous pensons qu'il faut aller voir si ces clichés, si ces projections, sont porteurs de sens.

 

Nous ne savons pas jusqu'à quel point Nina Bouraoui peut représenter un symptôme d'une nouvelle sensibilité littéraire en gestation entre les deux rives de la Méditerranée, nous ne faisons qu'une hypothèse, mais on voit bien chez elle l'envie de faire partie d'un corpus plus légitime et gratifiant. Elle fait partie de ces écrivains qui veulent sortir du périmètre de la littérature algérienne ; tout en exploitant ce dont elle a été nourrie, Nina Bouraoui veut accéder au statut plus légitime d'écrivain sans aucune adjectivation.

En réalité, Nina Bouraoui, comme les écrivains maghrébins, et comme, du reste, tous les autres, n'est qu'une tératologiste qui, dans ses deux romans, met au jour ses monstres intérieurs.

Le désir de sortir de cette espèce de "ghetto" de la littérature du pays d'origine, n'est pas une prérogative des écrivains maghrébins mais de tous ceux qui opèrent dans leur production une différenciation et une distanciation aussi bien par rapport à leur littérature nationale qu'à la littérature occidentale, française en particulier, qui a créé leur public et leur notoriété.

Ces deux romans, La voyeuse interdite et Poing mort, quoique de manière différente, se situent dans un espace qui ne coïncide plus ni avec celui de la "littérature algérienne d'expression française" – auquel appartiennent des écrivains tels que Mohammed Dib, Nabile Farès ou Assia Djebar, pour n'en citer que trois – ni avec celui de la littérature française. Alors, comment faire pour établir des paramètres qui nous permettent une approche de ce courant littéraire ne portant pas encore un nom, qui n'a pas encore été défini dans le discours critique actuel, mais qui existe et qui se situe dans un espace osmotique et symptômatique d'une nouvelle sensibilité ?

De La voyeuse interdite à Poing mort : la transition dans un espace exotopique

Il nous a semblé intéressant d’examiner de près le passage qui a permis l'évolution de La voyeuse interdite à Poing mort et nous avons l'intention d'articuler nos hypothèses en fonction de trois pôles.

     Tout d'abord, il y a une base scripturale commune qui entraîne des images et des situations : dans les deux romans est à l'oeuvre un imaginaire en souffrance qui opère une recherche sémantique au delà du sens des mots, c'est ce que Nina Bouraoui appelle les mots et les maux.

     La deuxième constante des deux romans est l'emploi du "je", pivot autour duquel tourne toute la structure romanesque. Mais ce "je", apparemment si singulier, ne cache-t-il pas une pluralité ?

     En dernier lieu, les deux romans sont sûrement liés par une "ligne mortifère" encore plus marquée dans Poing mort et cet élément, parmi d'autres, induit à croire que le deuxième roman n'est qu'une suite, une prolongation et une reprise dans une certaine manière, de certains thèmes du premier.

Le fait d'établir une ligne de continuité entre La voyeuse interdite et Poing mort nous amène à nous interroger sur certains points et même à remettre en discussion certaines hypothèses que nous avons formulées précédemment [4].

Les mots et les maux

Si La voyeuse interdite a été jugé comme un roman cathartique, susceptible de stabiliser le rapport entre Nina Bouraoui et sa partie algérienne, alors Poing mort, puisqu'il nous offre une écriture tout aussi violente qui exhibe le corps féminin sous une lumière encore plus crue, devrait être considéré comme un moyen pour stabiliser le rapport avec sa partie féminine.

Or, nous ne croyons pas que dans cette écriture il y ait l'exigence d'établir quelque chose vis à vis de soi même ou de l'Algérie ou de quoi que ce soit, nous pensons plutôt qu'il s'agit d'une nécessité de subvertir, de désarticuler, de bouleverser l'écriture et avec elle le lecteur en exprimant une souffrance inhérente au statut de femme [5] dans un pays musulman en ce qui concerne le premier roman et, en ce qui concerne le deuxième, au statut de femme tout court.

Chez Nina Bouraoui il y a la tendance à fantasmer, jusqu'à l'exacerbation, sur la sexualité et la mort. Son écriture tend vers un certain hermétisme, tendance d'autant plus marquée dans Poing mort. C'est un élément indicatif : dans le langage authentique, la parole a une fonction non seulement représentative mais aussi destructive. Elle tend à rendre l'objet absent et dans le passage du premier au deuxième roman on assiste à cette forme d'anéantissement, car, comme le dit Blanchot,

La littérature apprend qu'elle ne peut pas se dépasser vers sa propre fin : elle s'esquive, elle ne se trahit pas. Elle sait qu'elle est ce mouvement par lequel sans cesse ce qui disparaît apparaît. Quand elle nomme, ce qu'elle désigne est supprimé ; mais ce qui est supprimé est maintenu, et la chose a trouvé (dans l'être qu'est le mot) plutôt un refuge qu'une menace. [6].

Poing mort, tout comme La voyeuse interdite peut être défini comme une sorte de journal intime où, dans l'impossibilité de raconter sa propre mort, Nina Bouraoui décrit l'oeuvre de la mort sur un corps qui n'est pas forcément fictif. Pendant toute la narration nous assistons à une intarissable représentation de ce qu'est – en termes freudiens – l'inquiétante étrangeté d'un corps qui passe de la vie à la mort à travers la décomposition.

Pourquoi avancer l'hypothèse d'une écriture qui s'insère dans la typologie du journal intime ? D'abord parce que selon Béatrice Didier :

Écrire son journal, c'est faire l'expérience du néant. Et comme on s'en doute, il ne peut s'agir que d'une expérience limite : la prise de conscience de la mort, non seulement de sa propre mort physique (mais comme elle est au futur, cela n'empêcherait pas d'écrire dans le présent, au contraire), mais davantage de sa mort psychique, risque, en effet, d'entraîner la mort du journal et donc l'impossibilité désormais pour ce cahier d'être archives de la mort. (...) Avec la mort, qu'elle soit physique ou psychique, et quels que soient l'obstination et le courage des diaristes, on arrive toujours à un non-dit, à un silence qui risque d'être définitif. La mort dans le journal entraînerait finalement la mort du journal. [7].

Deuxièmement, comme le journal intime est une des expressions les plus typiques de l'adolescence, nous avançons l'hypothèse que Nina Bouraoui cherche encore sa maturité aussi bien à l'intérieur de sa propre écriture en particulier que d'une sensibilité littéraire plus vaste en général qui n'est qu'à ses débuts.

Un pluri-je

Dans La voyeuse interdite nous avons un "je" et son nom : Fikria, donc la narration est aussi bien à la première qu'à la troisième personne. Dans Poing mort nous n'avons qu'un "je" qui concentre en lui non seulement le "je" et Fikria du premier roman, mais aussi d'autres entités : Zohr, Leyla, le "nous" et le "vous" des Mauresques qui correspond aussi bien à un "moi + vous" que à un "moi + eux/elles" en cas d'exclusion ou d'inclusion.

Nous allons résumer ce processus dans le schéma suivant :         

La voyeuse interdite

 

Poing mort

Je/Fikria
Leyla
Zohr

 


Je

mère

à

mère

père
Ourdhia

 

 

mort

à

mort

jeune fille tuée par le tram

 

Ada (meurtre ou accident ?)

            .

Nous nous interrogeons maintenant sur l'ordre esthétique de cette évolution. Est-ce que cette multiplication d'identités se traduit aussi dans une multiplication des plans narratifs ? Nous sommes amenés à le croire, puisque, comme l’affirme Pierre van den Heuvel,

l'analyse discursive et pragmatique montre, en outre, que l'effacement de l'identité du locuteur, de l'unicité énonciatrice et du discours univoque, tend non seulement à déconstruire et à disséminer le sens, mais encore et surtout à rapprocher la parole romanesque de la voix... [8].

Le "je" de Poing mort est une entité ex-centrique qui reçoit l'écho d'elle-même et de ses composantes qui existaient déjà dans la Voyeuse. Il s'agit d'un "je" fragmenté, errant, qui se recompose dans le discours narratif : seul lieu pour une possible reconstruction cohérente et légitime.

Finalement il ne s'agit pas d'une simple prolongation du premier au deuxième roman, mais aussi d'une condensation sémantique mise en évidence d'un côté par ce pluri-je et de l'autre par des récurrences qui pourraient faire penser à des formes d'auto-citation ou d'auto-génération qui mériteraient une étude à part en fonction d'une approche transtextuelle.

Voici deux exemples :

 


La voyeuse interdite

Poing mort

"J'ai envie de m'enfuir, Leyla est clouée au sol à jamais, ma mère voulait coudre mon sexe, les cendres d'un cadavre bouchent les veines de Zohr, la derbouka gronde..." [9]

 "Le coeur file, la raison déraisonne, la tristesse se mue en désespoir. Je retombe sur la pierre, incapable de lutter. Tapie dans l'ombre de mon ombre, je reste clouée au sol, le front bas, les genoux couverts de bosses, la gorge serrée par les premières convulsions de la honte, ne pouvant me recroqueviller que dans l'antre de ma propre solitude. Sous mes paumes, le rien s'est arrêté de battre." [10]

"Tous les soirs, elle resserre un savant corset de bandelettes qui masque deux seins dont les pointes sans support suffoquent derrière la bande de tissu close par une épingle à nourrice, elle-même logée dans la ridicule rigole séparant les deux pousses qui n'arriveront jamais à terme." [11]

"Mon torse avait l'allure d'une planche à battre la pâte et je faisais rouler mes paumes pour aplatir deux cônes qui hurlaient sous la peau" [12].

 

Les personnages de Zohr et de Leyla ont été absorbés par le "je" de Poing mort et la mort est devenue un personnage à part entière alors que dans la Voyeuse son rôle restait limité à l'activité fantasmatique de Fikria.

Le "je" de Poing mort n'est pas une victime comme l'était Fikria, au contraire, il est le bourreau de ses victimes : il torture une poupée, tue un petit oiseau, torture les chattes enceintes, plante un compas dans la main de la maîtresse, laisse Ada se noyer.

 

L'exotopie du "je" oblige à un changement des rapports de force entre les personnages : la figure du père a disparu et avec elle la pyramide oppressive dictée par le contexte socio-culturel algérien. Par conséquent, le "je" n'est plus soumis aux règles du père et le rôle de la mère est beaucoup moins fort et négatif par rapport à celui dépeint dans la Voyeuse.

Dans Poing mort il y a un seul passage où le père est nommé, il ne fouette pas, il offre des roses, mais nous sommes au Paradis, où tout est renversé :

La panoplie de l'espèce humaine est au complet. Le voleur vide ses poches, la femme adultère presse le bras de son mari, le dictateur pleure, l'assassin se lave les mains, le philosophe se tait, l'opprimé dissimule sa trop grande douleur, la mauvaise mère chante une berceuse ; le plaisant solitaire lance des oeillades, le père fouettard offre des roses, les fillettes jouent au jeu de l'Oie et le menteur dit qu'il ne ment plus. Les haleines sont fortes, ça pue la mauvaise conscience et le repentir. [13].

Une ligne mortifère

Pourquoi ces deux romans sont liés par une ligne mortifère qui se fait de plus en plus forte ? Peut-être parce que, en faisant nôtre une belle phrase de Gilles Charpentier,

l'espace romanesque a rejoint l'espace de l'écriture ; ce qui s'ensuit est une sorte de suicide : l'écriture n'étant plus possible, l'écriture cessant, c'est la vie elle-même qui, d'une façon symbolique se termine [14].

Nous sommes convaincus que la mort ne représente pas seulement un des thèmes de la production de Nina Bouraoui, mais que toute son oeuvre s'y réfère. La mort est évoquée et invoquée partout, même là où elle n'est pas nommée. Il ne s'agit pas d'un évenement mais de l'écho du néant qui résonne dans chaque mot :

un lieu d'arrêt entre le rien et le rien, une passerelle jetée dans le vide dont personne ne connaît le bout [15].

Dans Poing mort tout corps annonce son propre cadavre, et sur cet horizon de mort il n'y a pas de paysage qui ne se superpose à celui du cimetière qui est l'espace romanesque. Le cimetière existe avec tous ses tenants et aboutissants, toutes ses activités internes et externes :

Elles parlent de messes noires, de funérailles joyeuses, de sacrifices de nuit, de sorts et de danses sataniques ; avec mes faux airs de fille de la campagne, elles disent que j'égorge brebis et moutons, renards et mulots et que je garde plus d'un sabot malade au fond de mon lit ; elles disent que je parle avec les morts sur une couche pleine de sang. Les défunts m'offrent un repos à demi éveillé dans le lit sacré des dormeurs éternels. Je traverse la pierre, creuse la terre, j'arrache les gravats séparateurs et j'empoigne des corps abîmés par l'inertie. Quelques os, un reste de chair tatouent mon esprit, et, guidées par l'imagination, mes mains caressent les anciens hommes aux rires enfermés dans un coffret de sapin aux poignées d'or, voilà tout ! [16].

Le statut cadavérique du corps, la "décomposition de sa composition" qui lui est propre a été mis en évidence par bien d'autres écrivains, mais ce qui nous intéresse chez Nina Bouraoui ce n'est pas l'analyse du cadavre mais l’écart énigmatique qui se traduit avec une forte distanciation :

Et les trous communiquent en fosses. Les cadavres se chevauchent, pompent la chair, se piquent aux os puis s'effilent à l'infini. Une grande famille jumelle se reconnaît dans la terre seule la taille les fait se distinguer les uns des autres jusqu'à ce que le cartilage se détache. Une pelote de laine et ses aiguilles tissent dans la nuit, le bois est troué, les mains se serrent, les côtes embrassent le bassin, une vertèbre danse la gigue en haut d'un crâne, les orbites ont perdu leur matière à voir, la tête roule puis s'arrête. En surface, il reste un nom pour la mémoire de ceux qui se recueillent. Un éclat de rire qui hésite encore entre l'oubli et l'éternité. [17].

Ce court passage montre une image funèbre chargée des tons lugubres qui caractérisent les "triomphes de la mort" baroques ; son attrait est inhérent au lien entre désir et mort et dans l'ambiguïté générée par la violence orgiastique du sexuel et du mortifère qui ici se joignent.

La mort, comme le sexe, est un tabou, mais d'autant plus marqué qu’elle implique le silence et la cessation de toute activité de communication. Or, dans Poing Mort toute la question ne réside pas dans le dire, mais dans le taire. Il s'agit d'un roman fait de silences et sur ces silences narratifs le thème de la mort se construit au fur et à mesure.

Nous nous appuyons sur quelques exemples :

Je meuble le plan de solitude, égaye le silence. [18].

Le silence est encore plus menaçant lorsqu'il est entrecoupé par les râles d'un vieux chat qui n'arrive plus à copuler. [19].

Le sac de viande gigota, quelques râles claquèrent contre le bec fermé puis moururent dans un autre silence : le sommeil en plein jour. [20].

Nous étions deux conquérantes silencieuses, tranchant l'air et les herbes avec le courage des orgueilleux. Les animaux s'étaient tus. [21].

Elle est dans le faux silence du cimetière, dans le dialogue étranger des morts qui accueillent l'autre mort, celui à la voix hautaine.[22].

Il ne s'agit pas de silences muets, mais de silences dits, c'est-à-dire, ce ne sont pas des silences typographiques narrativisés à l'intérieur du récit, mais des silences décrits. "ces silences – dit Pierre Van Den Heuvel – appartiennent à la surface narrative, au showing, et peuvent être étudiés comme des absences dans le cadre de la mimesis, en rapport avec le mode, la focalisation et le temps" [23].

Les phrases que nous avons citées plus haut montrent bien non seulement la correspondance textuelle et narrative entre mort et silence, mais aussi la polyphonie des voix narratives : je, il, elles, nous, elles sont prêtes à consolider une intériorité narrative et à fixer la mort dans toutes ses variantes, comme le ferait un collectionneur de papillons en fixant avec une épingle ses victimes, pour les exposer.

De la fragmentation du corps à la cohésion de l'oeuvre

Si nous avons traité ici Nina Bouraoui en tant qu'exemple symptômatique d'une nouvelle sensibilité littéraire, nous sommes loin d'aboutir à un résultat final et définitif. Le rattachement à un corps unique, comme à une écriture unique est impossible. Il y a là comme un vide, qu'il faut remplir, de nouveaux systèmes demandent à être élaborés.

En conclusion de cette brève analyse nous voulons résumer certains points qui nous tiennent à coeur :

a)      Aussi bien La Voyeuse interdite que Poing mort ont un espace à eux qui ne coïncide plus avec celui de la littérature algérienne d'expression française "traditionnelle".

b)      Aussi bien La Voyeuse interdite que Poing mort tendent, dans une mesure différente, vers une littérarité qui n'est codifiée ni par la littérature française ni par la littérature algérienne.

c)      Poing mort, quoiqu’en dehors du contexte algérien, est une prolongation et un approfondissement de La Voyeuse interdite, donc il ne sanctionne pas le passage d'un espace à un autre.

d)      Nina Bouraoui a un espace à elle, un espace migrant, qui n'a pas été nommé, mais qui nous interroge.

 

Ainsi, le champ littéraire qui est propre à Nina Bouraoui, n'entraîne-t-il pas forcément une atopie, mais une négociation entre lieu et non lieu, et cette difficulté constante à trouver un emplacement nous amène à employer le terme de paratopie [24]. Cette condition paratopique ne peut donner accès à des espaces qui ne soient ceux de frontière, marginaux, amorçant ainsi un processus de distorsion et d'écartement qui, paradoxalement, mène vers une inévitable et intarissable recherche d'un espace propre dont la fonction est celle de réunir les bords instables d'une écriture migrante.

C'est une écriture d'initiation qui invite le lecteur à se débarrasser de ses habitudes et de ses clichés.

Dans ces pages notre souci a été d'analyser, sur la base d'une série de transformations structurales, les changements et les évolutions survenues au sein de cette littérature récente, immédiate. Tout ceci nous a amenés sur des sentiers qui se croisent ou qui bifurquent à la recherche des symptômes d'une moderne littérarité.

 



[1] Paris, Gallimard, 1991.

[2] Paris, Gallimard, 1992.

[3] Le Point, 20.07.1991.

[4] "La voyeuse interdite de Nina Bouraoui : un roman symptômatique de la littérature algérienne d'expression française", communication présentée au Colloque international "Point de rencontre : le roman", Université d’Oslo, 7 - 10 septembre 1994 et "Nina Bouraoui, une écriture de l'entre-deux", communication presentée au Colloque international "Entre-deux", Centre Culturel Français de Rabat - Salé, 11 - 13 novembre 1994, ainsi que notre thèse de doctorat Nina Bouraoui : un sintomo di letteratura migrante, Université de Palerme, qui sera soutenue prochainement.

[5] Nous citons ici, à titre d'exemple, ces trois passages tirées de La voyeuse interdite : "On arrange son passé comme on peut, surtout quand on est une femme dans un pays musulman." (p. 83) "elle allait devenir une femme. Une femme sous le corps d'un homme." (p. 104) "Une femme musulmane quitte sa maison deux fois : pour son mariage et pour son enterrement." (p. 124)

[6] M. Blanchot, La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 318.

[7] B. Didier, "Le journal intime : écriture de la mort ou vie de l'écriture", in AA. VV. La mort dans le texte, sous la direction de Gilles Ernst, Colloque de Cérisy, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1988, p. 140.

[8] P. Van Den Heuvel, Parole, mot, silence, Paris, José Corti, 1985, pp. 266-267.

[9] La voyeuse interdite, p. 133.

[10] Poing mort, p. 13.

[11] La voyeuse interdite, p. 27.

[12] Poing mort, pp. 42-43.

[13] Ibidem, p. 95.

[14] G. Charpentier, Evolution et structures du roman maghrébin de langue française, thèse de Doctorat, Sherbrooke, 1977, p. 42.

[15] Poing mort, p. 9.

[16] Ibidem, pp. 69 - 70.

[17] Ibidem, pp. 17 - 18.

[18] Ibidem, p. 39.

[19] Ibidem, p. 40.

[20] Ibidem, p. 58.

[21] Ibidem, p. 83.

[22] Ibidem, p. 91.

[23] P. Van Den Heuvel, op. , cit., p. 75.

[24] Cf. D. Mainguenau, "La paratopie de l'écrivain" in Le contexte de l'oeuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993.